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Mar292012

L’Iran…. après l’éruption du volcan 

Al Ahram, 23/02/1979

« Les nouvelles technologies de communication se trompent sur les sentiments des peuples »
« Si l’Union Soviétique intervient dans nos affaires intérieures on ne le supportera pas et on ne l’acceptera pas »
« Le désaccord entre Les Sunnites et les Chiites est l'œuvre des étrangers »

Premièrement

Avant d’entamer cet entretien, il me paraît nécessaire d’éclaircir avec une franchise absolue « un point d’ordre intellectuel » que j’adresse à ceux, chez nous, qui croient que l’Egypte ressent une certaine gêne à évaluer « La Révolution de Khomeiny ». C’est ainsi qu’il faut la nommer, pour le fait que dans l’avenir, elle sera, selon le point de vue des historiens, d’une importance égale à celle de la Révolution Française. Pour cela, il faut mettre les points sur les « i ».

1- L’Egypte ne confond pas les relations inter-étatiques. Celles-ci ne se passent que par le biais d’une représentation légitime et l’évaluation des changements internes dans ces états qui laissent leurs peuples s’exprimer. Par exemple, au moment où le Chah fut reçu en sa qualité de chef d’Etat, l’opinion publique et l’opposition ont manifesté leur compréhension et leur sympathie envers les aspirations du peuple iranien au changement. En même temps, le communiqué publié par M. Sayed Marei, l'assistant du Président, confirmait que l’Egypte respecte la volonté et le choix du peuple iranien. Ensuite, au cours des discussions qui ont eu lieu entre les membres du Comité des Affaires Etrangères du Parlement et le Ministre d’Etat pour les Affaires Etrangères, certains d’entre eux ont exprimé d'une manière démocratique leur sympathie et leur compréhension pour le mouvement de Khomeiny.

2- Plus clairement, il est connu que l'Etat égyptien avait adressé au Chah d'Iran, l’année passée et plus précisément pendant l'été, quelques conseils sincères, d'une manière calme et objective, afin d'éviter l'aggravation des malentendus entre le Chah et les mouvements populaires iraniens.

3- L’Egypte qui a connu la révolution de juillet 1952, « mère » de plusieurs révolutions au Moyen-Orient, celle de l’agression de 1956, celle de la Guerre d’octobre 1973, n’a pas besoin de leçons révolutionnaires. Cette Egypte ne peut éprouver, une neutralité psychologique à l'égard de son frère et ami le peuple d’Iran qui a voulu un changement radical et révolutionnaire de sa propre société.

4- L’Egypte "la forteresse de l’Islam"... l’Egypte des Fatimides… l’Egypte de Jamal Al Din Al Afghani… comment se peut-il qu’elle ne trouve pas de point de convergence avec le mouvement islamique qui veut libérer la nation iranienne de l’influence étrangère ! L’Egypte est en effet le pays de la tolérance et de la coexistence des religions et des doctrines dans le cadre de son unité nationale sacrée. C'est là le point de convergence avec Khomeiny qui confirme dans son interview avec Al-Ahram, son refus de toute manœuvre visant la ségrégation entre les Sunnites et les Chiites, et son refus à appréhender l’islam d’une façon fanatique et radicale.

5- Il n’y a pas de doute que le peuple iranien a payé un lourd prix pendant toutes ces années -emprisonnement, arrestations et oppression- pour voir sa volonté triompher de l’injustice, l’oppression et la domination. L’Egypte qui a conduit le mouvement de libération à travers les continents et qui a payé cher ce rôle historique durant un quart de siècle, confirme, par la voix de son Premier Ministre, qu'elle soutient le peuple iranien dans ses aspirations et ses objectifs. L’Egypte qui refuse le langage de surenchère des slogans, assumera, en toute objectivité et responsabilité, son rôle en vue de renforcer ses relations avec l’Iran, l’état et le peuple, pour assurer la stabilité dans la région du Moyen-Orient et protéger l’Iran des conflits des grandes puissances.

6 - Enfin, tant les intérêts nationaux supérieurs de l’Iran que ceux de l’Égypte, dans un avenir proche et lointain, imposent la logique d’une coopération fructueuse au niveau de l’Etat. Les sources de la relation entre les deux peuples symboles de civilisation, de pensée et de valeurs, donneront à cette coopération un sens profond.

Deuxièmement

L’éruption du volcan iranien était-elle une surprise pour les nouvelles technologies de communication internationales ? Certains points méritent un éclaircissement :

A) Certes, l'adhésion de tout le peuple iranien au mouvement de Khomeiny a été enfin de compte une surprise. La réaction automatique du peuple à un simple appel téléphonique donné, depuis Neauphle-le-château, à cote de paris, par le docteur Yazgi, l’Assistant de Khomeiny à l’un des membres du mouvement, et j’en ai été témoin, pour transmettre les directives de son Leader, a suffi pour que deux millions d’iraniens descendent dans les rues de Téhéran, de Tabriz et de Qom. Et qu’un simple enregistrement sur cassette contenant les paroles de Khomeiny, réalisé depuis son lieu d’exile, et porté en Iran pour être reproduit, quarante huit heures après, à des milliers d’exemplaires, pour être écouté par des milliers de gens dans les mosquées, les villes et les villages, annulant par la même tout ce qui était diffusé à la radio, à la télévision et dans la presse de Téhéran, à l’époque.

B) Certes, il était aussi inattendu pour les nouvelles technologies de communication internationales de découvrir que l’armée iranienne, le plus grand soutien au régime du Chah, a vu toutes ses forces aériennes se retourner dés le premier jour et que le régiment de la garde impériale connu sous le nom «les Immortels », n’a pas pu tenir plus de 24 heures, et que les soldats et les généraux chercheront à contacter l’Imâm Khomeiny, et que des armes étaient cachées depuis des années chez les hommes de Khomeiny, prêts, si un jour, les manifestations se transformeraient en combat armé, et qu’il serait question de vie ou de mort pour le mouvement populaire. Les erreurs d'appréciation des nouvelles technologies de communication internationales et des services des renseignements internationaux, surtout dans ce domaine, auront une portée plus importante qu'on ne puisse l'imaginer sur l'attitude de ceux qui profitent « des sources internationales d’informations » pour déterminer leur politique nationale.

Et que l’échec de ces erreurs d’appréciation se retrouve dans les propos calmes et moqueurs qu’a tenus l’Imâm Khomeiny: « En effet et heureusement, les nouvelles technologies de communication peuvent tout calculer sauf les sentiments des peuples », Ensuite, je me suis tourné vers M. Ichraqi, le gendre de Khomeiny, et lui ai dit: « qu’en Egypte également, les nouvelles technologies de communication n’ont pas réussi à découvrir la déclaration surprise de la guerre d’octobre 1973, qui a conduit à la victoire de l’armée égyptienne ».

C) De même, le Président Carter a été surpris, au plus fort de la crise iranienne, de découvrir que ses conseillers n’ont pas été capables de se mettre d’accord sur les moyens de remédier à la situation. Devant Giscard d'Estaing et Schmidt, lors d’un sommet des pays occidentaux à la Guadeloupe, Carter a déclaré à ses alliés occidentaux que les affaires étrangères américaines ont un avis, le Pentagone a un avis différent, et que son conseiller des affaires iraniennes a un troisième avis qui demande d’abandonner le Chah. Ensuite, Carter fut également surpris de voir Giscard D’Estaing et Schmidt s'accorder pour lui demander que les Etats-Unis n’interviennent pas, afin de ne pas affecter les intérêts occidentaux en Iran, pour suivre la politique du « sauve qui peut ». C’est alors que Carter a donné « un accord implicite » pour maintenir « les canaux de contact français avec Khomeiny ». Il décida d’envoyer un des grands responsables de l’armée de l’air américaine en Iran, avec une mission précise : persuader les responsables de l’armée iranienne d'éviter tout coup d’Etat militaire.

D) Que l’Amiral Turner, chef de la CIA, reconnaisse que les nouvelles technologies de communication ont échoué à prévoir les résultats des incidents d’Iran, fut une autre surprise.

E) De même, le fait que le Service de Sécurité Iranien « Savac », redouté et puissant, n’ait pas réagi à la décision de Bakhtiar de le dissoudre. De même, il n’a pas réagi au moment au plus fort des troubles, suite au retour de Khomeiny.

F) Découvrir qu'Israël est la partie étrangère qui a payé « immédiatement » le prix de la Révolution de Khomeiny, fut une surprise pour beaucoup. Mais le coup porté par Khomeiny à l'influence israélienne en Iran, n'a pas été une surpris pour ceux au fait des liens « particuliers » d’Israël avec certains secteurs de l'armée et de la sécurité en Iran pendant le règne du Chah. Un entretien avec Ayatollah Khomeiny

Remarque préliminaire :

Il n'était pas prévu que l'interview que j'ai eue avec Khomeiny, le vendredi 5 janvier, à midi, au village français de Neauphle-le-Château, soit publiée sous forme d'interview pour la presse, mais servirait à étayer les commentaires radio, la rédaction de télégrammes, pour l’agence de presse du Moyen-Orient ou Al-Ahram. Puis, j’ai réussi à obtenir son accord pour la publier en tant qu’entretien avec Al-Ahram. Le jour de notre rencontre, j’ai fait la prière du vendredi menée par Khomeiny sous la tente dressée dans le jardin de son lieu d’exil. Alors que la situation en Iran était brûlante, il faisait -10º.

Ensuite, je l’ai suivi, alors qu’il sortait de la tente le corps droit malgré la tempête de neige et malgré ses soixante dix-huit ans. Nous sommes entrés dans une modeste pièce, nous nous sommes accroupis, à côté de moi son conseiller et médecin privé, le docteur Yazgui qui maîtrise parfaitement l’anglais, de même que M. Eshraqui, son gendre et compagnon de route, qui ne l’a jamais quitté durant les quinze ans d’exil, et l’un de mes amis, l’ingénieur Mougabi, homme de Khomeiny en Europe, qui portait selon la hiérarchie chiite, le titre de « Mojtahid ». Khomeiny répondait à mes questions, d’une petite voix, de façon calme et sereine, en contradiction avec la situation explosive en Iran à cette époque là.

Quelle définition donnez-vous à l’Etat islamique que vous revendiquez?
Nous voulons que ce soit une république car le pouvoir vient du peuple et qu’elle soit islamique car le droit vient de la Chari’a. Notre but à long terme est de reconstruire ce que le Chah a détruit pendant trente ans, et cela nécessitera beaucoup de temps pour se concrétiser.

Ce qui a attiré mon attention, ce sont vos appels lancés à plusieurs reprises pour la coopération entre les Chiites et les Sunnites, notamment dans votre célèbre discours de Qom, en 1384 de l’Hégire, où vous avez montré le lien entre l'importance de cette coopération et l’indépendance de la volonté des pays islamiques, quel est votre avis à ce sujet ?
Je suis tout à fait convaincu que la discorde entre les Chiites et les Sunnites provient de désaccords sur des terminologies et des mots que des non-musulmans ont amplifiées pour porter atteinte à l’unité des pays islamiques, et que certains gouvernements, complices des puissances étrangères, s’en sont servis pour atteindre leur but. On a oublié que l’union des Musulmans est recommandée par Allah, et que son Prophète a toujours œuvrer pour la réaliser ; et nous pensons que le Chah est l’un de ceux qui ont contribué à créer ce désaccord. Et quand l’union des pays islamiques se réalisera, se sera l'une des plus grandes puissances dans le monde entier. Jadis, les grandes puissances avaient trouvé que l’Empire Ottoman – qui ne regroupait pas tous les pays islamiques- était parfois capable de faire face aux grandes puissances voire de vaincre la Russie des Tzars, et c'est ainsi qu'après la victoire des Alliés, elles se sont précipitées pour diviser l’Empire Ottoman en petits pays gouvernés par ces mêmes grandes puissances. D’ailleurs, nous avons toujours appelé les Musulmans à s'unir et à renoncer aux discordes.

Vos adversaires vous ont déjà accusé de vouloir une alliance islamo-marxiste et malgré l’étrangeté de cette expression, quel est votre avis ? C’est une propagande voulue qui vise à salir le mouvement islamique et à lui faire tort ; l’islam s’oppose au marxisme, et lorsque l'on parle de marxisme, l'Islam est absent. D’ailleurs les manifestations qui ont éclaté en Iran, ne se sont pas revendiquées du Marxisme, tout le monde parle au nom de l’Islam et revendique le régime islamique, nous n’accepterons aucune déviation.

Quelle est votre politique pétrolière en général, et à l'égard d'Israël, en particulier ? Normalement, nous vendrons le pétrole à celui qui l’achètera à un juste prix, fixé d’un commun accord. La différence entre nous et ceux qui nous ont précédé c'est qu’effectivement l’Iran profitera du revenu du pétrole pour mener à bien ses objectifs de développement. Quant à Israël et les gouvernements similaires, comme le gouvernement raciste de l’Afrique du Sud, nous refuserons de leur vendre le pétrole tant qu’ils tiendront à leur politique hostile à la justice, au droit et à la paix.

Du point de vue géopolitique, comment envisagez-vous l’avenir des relations iraniennes avec les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite ?
Nous entretiendrons des relations de bon voisinage et de bonne cohabitation selon les prescriptions de l’Islam. Mais au cas où certains de ces pays adopteraient une attitude hostile à notre égard, nous ne le supporterons pas et ne l’accepterons pas davantage.

Parfois, on vous accuse de radicalisme, c’est-à-dire de conservatisme, notamment en ce qui concerne la femme, quel sera son rôle dans la société islamique que vous appelez de vos vœux ? La conception fondamentale de l'Islam à l'égard de la femme exige :

Premièrement : que la femme soit tout à fait l’égale de l’homme en ce qui concerne les fonctions et les responsabilités, tout en respectant les différences biologiques et psychologiques entre l’homme et la femme.
Deuxièmement : le droit de la femme à l’éducation, au travail et à la participation à toute activité civique.
Troisièmement : sur le plan politique, dans un régime islamique, la femme a le droit de poser sa candidature et de se présenter aux élections du gouvernement islamique 

Quatrièmement : l’Islam s’oppose au fait de transformer la femme, force positive et efficace, en une simple marionnette faite pour le plaisir, la légèreté et la corruption.

Vous dites être ni politicien ni président d’un mouvement…qui êtes-vous ?
Je n’étais qu’un simple scientifique et je le suis encore, j’apprends les leçons de la vie. Tout simplement le peuple a trouvé que j’exprime bien le fond de son âme et sa pensée, ce qui a engendré de l’affection entre le peuple d’Iran et moi, et de là j’ai commencé mon parcours.

Quelle est votre attitude vis-à-vis de l’Union Soviétique et celle de cette dernière à l'égard de votre mouvement ?
Je ne connais pas exactement les intentions de l’Union Soviétique et si elle n’intervient pas dans nos affaires intérieures, nous n’aurons aucun rapport avec elle. Mais dans le cas contraire, je le dis franchement, nous ne le supporterons pas et ne l’accepterons pas.

On dit que les quatre présidents des pays occidentaux, Carter, D’Estaing, Schmidt et Callaghan, se sont mis d’accord au sommet de la Guadeloupe, sur une politique occidentale commune à l'égard de l’Iran, qu’en dites-vous ?
J’espère que les Présidents ont réfléchi d'une manière rationnelle et qu’ils accepteront, en effet, la volonté du peuple iranien. J’espère également que malgré leur relation avec le Chah, ils cesseront de l’aider, pour que l’Iran suive le chemin de la vraie réforme

Vos écrits, vos discours et vos pensées durant plus d’un quart de siècle nous poussent à nous interroger sur le penseur ou le leader qui a eu une influence sur votre vie ?
On dit que c'est Ayatollah Chirazi qui avait mené la lutte contre les Anglais il y a environ deux siècles ? En effet, l’Imâm Chirazi était l’un de nos plus grands savants à son époque et l’un des grands maîtres Chiites ; il faut que l’on suive son enseignement, même si je n'ai pas vécu en son temps, j’ai suivi l’enseignement de ses disciples, et ce que nous sommes en train de faire c’est l’application de ses principes.