Kreisky: Israël ne peut ignorer plus longtemps la détermination du monde entier concernant la nécessité d’entamer un dialogue avec les Palestiniens.
Al Ahram, 22/09/1979
Avant sa rencontre avec Hosni Moubarak, le vice- président égyptien, Bruno Kreisky, le Chancelier autrichien, m’a accueilli dans sa résidence estivale. Il m'a informé que la visite du vice-président égyptien en l’Autriche fut effectuée à sa demande. En effet, l'envoyé spécial du chancelier a rencontré le Président Sadate pour coordonner les efforts autrichiens et égyptiens avant l’ouverture de la nouvelle session des Nations-Unies. Kreisky a ajouté qu’il discuterait avec le vice-président égyptien les moyens permettant au gouvernement autrichien de jouer le rôle du soit disant « pouvoir stratégique de réserve » pour relancer la diplomatie de la paix. L’Autriche pourrait, aussi, jouer ce rôle de coopération avec l’Egypte, les Etats-Unis et les Palestiniens qui ont confiance en Kreisky, et en même temps les Israéliens. Tout serait placé dans le cadre de l'Internationale Socialiste. Avant que le vice-président égyptien n’entame sa visite aux Etats-Unis, le président Sadate a informé l’envoyé de Kreisky qu’il désire vivement que Vienne et Kreisky continuent de jouer leur rôle, qu’il a qualifié de « vital » dans le processus de paix. Quant à mon interview avec Kreisky, elle a commencé, naturellement, par les négociations de paix et l’attitude d’Israël.
Pour Kreisky, sa responsabilité en tant que homme de politique autrichien l’emporte sur son origine juive.
Kreisky joue un rôle vital visant à garantir la sécurité des Juifs russes émigrant en Israël via l’Autriche. Pourtant, il révèle au gouvernement israélien son point de vue en toute franchise. Kreisky est un membre principal de l'Internationale Socialiste a laquelle Israël a adhéré des le début. Même avant les accords de paix, le Chancelier autrichien à ouvert les portes de l'Internationale Socialiste à l'Égypte et au Président Sadate pour entamer le dialogue. Voici les questions que j’ai posées au Chancelier autrichien :
Quelle est l’importance d’entamer un dialogue israélo-palestinien ? Quel rôle les entretiens de Vienne ont-ils joué dans l’élaboration de ce dialogue ?
Sans aucun doute, une réalité indéniable s’impose actuellement, confirmée par la plupart des pays du monde (ouvertement ou secrètement), un jour ou l’autre, il serait nécessaire d’engager des négociations entre les Israéliens et les Palestiniens. Quand Israël met l’accent sur les dangers du terrorisme, nous l’approuvons sans pour autant lui donner le droit d'accuser tous les Palestiniens de terrorisme. En tous les cas, c’est aux Palestiniens de choisir l’organisation qui les représente ; pourtant, l’OLP est, à mon avis, le seul représentant du peuple palestinien. Israël refuse d'entrer dans des négociations avec les Palestiniens vu que leurs lois stipulent l’éradication de l’Etat israélien.
Personnellement, après mes nombreuses rencontres avec les chefs palestiniens à la suite des réunions de Vienne, je crois que les Palestiniens sont actuellement prêts à adopter une attitude objective, sans pour autant être effectivement disposés à entamer des négociations. A Vienne, Brandt, Arafat et moi-même, nous nous sommes rencontrés en vue de frayer la voie à une évaluation objective de la situation loin de tout extrémisme. Ces réunions visaient à créer une meilleure ambiance et à élaborer des plans pour l’avenir: l’avenir des négociations présumées entre les Palestiniens et les Israéliens. En effet, nous croyons fermement que de telles négociations seront inévitables, même si elles auront lieu après une longue période d’attente.
Quelle était la réaction issue des rencontres tenues à Vienne dans les pays démocratiques occidentaux? Quelles sont interprétations après presque deux mois de rencontres ?
La réaction des pays européens de l'ouest et même celle des Etats Unis ont été positives. En ce qui concerne le problème du Moyen Orient, le monde se trouve à la croisée du chemin. Après la Deuxième Guerre Mondiale, nous tous, sans exception, avons soutenu Israël à la suite des malheurs dont le peuple juif a souffert. Aujourd'hui, la situation est différente ; je pense qu'on n'accepterait plus, comme avant, les attitudes d'Israël. Si Israël est incapable de découvrir cette nouvelle situation en sa totalité, il risquera d’en subir de graves conséquences. S’il ne se plie pas à la nouvelle réalité, il sera dans l'obligation de se trouver isolé. Si, parmi tous les Etats du monde, il en existe un seul qui est incapable de supporter l’isolement politique ou économique, cet Etat, serait Israël.
De nos jours, c'est-à-dire un an après les accords de Camp David, quelles sont, d’après vous, les conséquences qui en ont découlé à long terme ?
L’initiative de Sadate a changé les valeurs de fond en comble. Plus le temps passe, plus je sens objectivement et en toute tranquillité que cette initiative est l’événement international le plus important depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Sadate a réussi à créer une si grande force morale dans le monde entier. Cette force ne permettra jamais à cette objective stratégique de l'initiative d'aboutir à un échec : le retour à la paix. Je dis avec une franchise totale, qu'il était impossible de tenir les rencontres de Vienne entre Brandt, Kreisky et Arafat sans l’initiative de Sadat.
Et que pensez-vous de l’attitude des neuf pays européens ?
Malgré certaines divergences dans les positions de quelques capitales européennes entre elles, les neuf pays européens désirent, en fin de compte, réinstaurer rapidement la paix au Moyen-Orient. Tout le monde sait bien qu’en matière d’énergie, l’Europe, contrairement à l’Amérique, compte entièrement sur le pétrole du Moyen-Orient. Les intérêts économiques suprêmes des pays européens sont donc intimement liés à ceux des pays arabes. Les relations arabo-européennes soutiennent l’autonomie des actions européenne et de la région arabe face aux cartels internationaux. D'où l'intérêt européen à faire disparaître tout danger dans la région au Moyen-Orient. De même, Israël doit être conscient de la logique des intérêts politiques et économiques entre l’Europe et la région arabe. Citons, à titre d’exemple, Willy Brandt : personne ne doute que ce denier ne soit un sympathisant d'Israël, pourtant, il désire bien et dit avec beaucoup de franchise que les Palestiniens doivent jouer leur rôle et on doit veiller à ce que leurs droits légitimes soient respectés.
Y a-t-il vraiment des chances d'instaurer la paix au Moyen-Orient ?
Il faut que chaque politicien dans les quatre coins du monde se rappelle que le grand danger que pourrait affronter un homme politique dans sa vie, c'est la déception devant les occasions ratées. Il nous incombe donc de ne pas laisser passer cette chance historique d’instaurer la paix au Moyen-Orient.
Quelles sont les réactions d’Israël à l'égard de vos relations étroites avec les Palestiniens ?
Malgré l'insatisfaction apparente du gouvernement israélien concernant mes relations étroites avec les Palestiniens, je vous confie que de nombreux israéliens, politiciens, professeurs et leaders ouvriers- m’ont envoyé des lettres où ils approuvent la position que j’ai prise. Voire, j’ai confirmé franchement à quelques-uns d’entre eux que je condamne le terrorisme en tout lieu et à toute époque ; mais on doit remonter à ses sources pour pouvoir y remédier. De même, il faut résoudre la cause originale ; à savoir : la cause d’un peuple qui veut avoir un territoire et une patrie.
D’après votre expérience dans les domaines de la vie politique dans le mouvement des peuples et celui de l’histoire, comment envisagez-vous l’avenir du Moyen-Orient ?
Nous sommes tous responsables et nous devons tous exercer cette sa responsabilité :
-Nous devons, en Europe, contribuer à préparer les terrains pour des négociations pacifiques,
-Israël doit fixer, de façon définitive, les grandes lignes de sa politique ; il doit céder les territoires pour gagner la paix véritable et durable,
-Les pays arabes doivent reconnaître que les dangers de la guerre sont illimités et que la paix est le seul choix stratégique menant au bien être de la région,
-Quant aux Palestiniens, ils ont le droit de s’attendre à ce que nous-les Européens- éprouvions particulièrement de la compassion envers eux.
Ma propre philosophie est qu’ils sont des victimes et que chaque victime a le droit de réclamer la compassion d’autrui, à l'instar des Juifs qui étaient des victimes en Europe de l'Est. Ils ont mérité la compassion et la sympathie du monde entier après la Deuxième Guerre Mondiale. En tant que socialiste démocratique, je dis brièvement et franchement : «nous sommes aux côtés des victimes et des faibles».